XXVII

Voilà, j’ai fini ce livre et c’est dommage. Pendant que je l’écrivais, j’étais avec elle. Mais Sa Majesté ma mère morte ne lira pas ces lignes écrites pour elle et qu’une main filiale a tracées avec une maladive lenteur. Je ne sais plus que faire maintenant. Lire ce poète moderne qui se gratte les méninges pour être incompréhensible? Retourner au-dehors, revoir ces singes habillés en hommes, tous fabriqués par le social, qui jouent au bridge et ne m’aiment pas et parlent de leurs micmacs politiques dans dix ans périmés?

Parfois, la nuit, après avoir une fois de plus vérifié la chère fermeture de la porte, je m’assieds, les mains à plat sur les genoux et, la lampe éteinte, je regarde dans la glace. Entouré de certains minotaures de mélancolie, j’attends devant la glace, tandis que filent sur le plancher, comme des rats, des ombres qui furent les méchants de ma vie parmi les hommes, tandis que luisent aussi des regards subits, nobles regards qui furent ceux de l’autre aimée, Yvonne, j’attends devant la glace, assis et les mains pharaoniques à plat, j’attends que ma mère, sous la lune qui est son message, apparaisse peut-être. Mais seuls les souvenirs arrivent. Les souvenirs, cette terrible vie qui n’est pas de la vie et qui fait mal.

Tandis qu’un chien hurle dans la nuit, un pauvre chien, mon frère, qui se lamente et dit mon mal, je me souviens insatiablement. C’est moi, bébé, et elle me poudre avec du talc, puis elle me fourre, pour rire, dans une hutte faite de trois oreillers et la jeune mère et son bébé rient beaucoup. Elle est morte. Maintenant, c’est moi à dix ans, je suis malade, et elle me veille toute la nuit, à la lumière de la veilleuse surmontée d’une petite théière où l’infusion reste au chaud, lumière de la veilleuse, lumière de Maman qui somnole auprès de moi, les pieds sur la chaufferette, et moi je gémis pour qu’elle m’embrasse. Maintenant, c’est quelques jours plus tard, je suis convalescent et elle m’a apporté un fouet de réglisse que je lui ai demandé d’aller m’acheter et comme elle a vite couru, docile, toujours prête. Elle est auprès de mon lit, et elle coud tout en respirant sagement, sentencieusement. Moi, je suis parfaitement heureux. Je fais claquer le fouet de réglisse et puis je mange à minuscules coups de dents un Petit-Beurre en commençant par les dentelures qui sont plus brunes et c’est meilleur, et puis je joue avec son alliance qu’elle m’a prêtée et que je fais tourner sur une assiette. Bons sourires de Maman rassurante, indulgences de Maman. Elle est morte. Maintenant, je suis guéri et elle me fait, avec des restants de pâte à gâteau, des petits bonshommes qu’elle fera frire pour moi. Elle est morte. Maintenant, c’est la foire. Elle me donne deux sous, je les mets dans le ventre de l’ours en carton et, chic, un chou à la crème sort du ventre! « Maman, regarde-moi le manger, c’est meilleur quand tu me regardes. » Elle est morte. Maintenant, j’ai vingt ans, et c’est le square de l’Université où elle m’attend, sainte patience. Elle m’aperçoit et son visage s’éclaire de timide bonheur. Elle est morte. Maintenant, c’est son accueil, le soir du sabbat. Sans que nous ayons eu à frapper, la porte s’est ouverte magiquement, offrande d’amour. Elle est morte. Maintenant, c’est sa fierté d’avoir retrouvé mon stylo. « Tu vois, mon enfant, je retrouve toujours tout, moi. » Elle est morte. Maintenant, je lui demande de mettre de l’ordre dans ma chambre. Elle obéit de bon cœur, mais elle se moque un peu de moi. « Il faudrait des régiments pour te servir, mon fils, et tu les fatiguerais. » Quel bon sourire. Elle est morte. Maintenant, c’est son ravissement d’installer sa lourdeur dans le taxi. La marche la fatigue si vite, ma malade. Quelle soudaine fierté tandis que j’écris, à la pensée que je suis souvent malade, moi aussi. Je te ressemble tellement, je suis tellement ton fils. Maintenant, c’est la portière du wagon à la gare de Genève, et le train va partir. Décoiffée, le chapeau piteusement de côté, la bouche stupéfaite de malheur, les yeux brillants de malheur, elle me regarde tellement, pour prendre le plus possible de moi avant que le train s’ébranle. Elle me bénit, elle me recommande de ne pas fumer plus de vingt cigarettes par jour, de bien me couvrir en hiver. Dans ses yeux, il y a une folie de tendresse, une divine folie. C’est la maternité. C’est la majesté de l’amour, la loi sublime, un regard de Dieu. Soudain, elle m’apparaît comme la preuve de Dieu.

Musique du désespoir le plus subtil, égaré et souriant, qui s’insinue et ronge avec les images d’un passé et trépassé bonheur. Jamais plus. Jamais plus je ne serai un fils. Jamais plus nos interminables bavardages. Et je ne pourrai jamais lui raconter les récits qu’à Londres je tenais prêts pour elle et qu’elle seule aurait trouvés intéressants. Je me surprends parfois à me dire encore : « Ne pas oublier de raconter ça à Maman. » Et les cadeaux que j’avais achetés pour elle, à Londres, ces jolis cols de dentelle, elle ne les verra jamais. Il faudra les jeter aux balayures, ces cols. Jamais plus je ne la verrai descendre du train, épanouie, confuse. Jamais plus ses valises démantibulées, pleines de cadeaux qui la ruinaient. C’était sa grande aventure, ces expéditions vers son fils, longuement préparées et économisées. Son souci de faire bonne impression à la gare et ses vertueuses élégances, le premier soir de l’arrivée. Oui, je sais que je l’ai déjà dit. Mais on ne m’empêchera pas de déballer mon pauvre trésor. Une fois de plus, je suis allé ouvrir la porte de ma chambre. Je sais bien pourtant qu’elle n’est jamais derrière la porte.

Les heures ont passé et c’est le matin, un autre matin sans elle. On a sonné à la porte. Je me suis levé en hâte et j’ai regardé par le judas. Mais ce n’était qu’une affreuse vieille de bienfaisance, avec son calepin à la main. Je ne lui ai pas ouvert, pour la punir. Je suis revenu à ma table et j’ai repris mon stylo. Il a coulé et j’ai des taches bleues sur la main. Elle pleurait, elle me demandait pardon. « Je ne le ferai plus », sanglotait-elle. Ses petites mains tachées de bleu. Une femme âgée et si bonne, qui pleure comme une petite fille, toute secouée de sanglots, c’est affreux. J’imagine, pendant quelques secondes, que je n’ai pas fait cette scène, que juste avant de commencer mes reproches j’ai eu pitié de ses yeux effrayés, et qu’il n’y a pas eu les taches bleues. Hélas. Et pourtant je l’aimais. Mais j’étais un fils. Les fils ne savent pas que leurs mères sont mortelles.